Les écrits d'Anne-Sophie Guénéguès

Les écrits d'Anne-Sophie Guénéguès

Jacque et autres... : extraits

 

Voici quelques extraits de Jacque et autres choix de grands,

mais sollicitez-moi si vous en voulez plus, il y a 7 nouvelles dans ce recueil : annesophie.guenegues@sfr.fr (12 euros, frais de port offerts)

 

 

La mort du père :

 

 

Ma sœur était là pour mon père, pour ses problèmes d'ordinateur comme pour ses déclarations d'impôt. Elle était là pour s'inquiéter des bronchites ou des engelures, et pour faire un saut de puce à la pharmacie. Elle était là pour partager le poulet dominical et les ragots sur le voisinage… Ne me restaient que les inévitables : coup de téléphone pour la fête des pères, carte pour l'anniversaire, visite pour Noël. Pas assez pour faire connaissance, encore moins pour amorcer de grands débats ou évoquer de vrais sujets. Ni ceux qui peinent, ni ceux qui fâchent. Si ça se trouve, d'adulte à adulte, on aurait eu une relation très sympa. À la réflexion, probablement pas. Une relation père-fils adulte satisfaisante prend forcément sa source, et sa force, dans une relation père-fils enfant agréable, a minima.

Et ce n'est pas le petit Pierre du troisième rang qui me dira le contraire. Il vient de se prendre la gifle du siècle. Il s'ennuie, c'est humain. Il a un sac de billes qu'il a gagné à l'école dans la poche de son manteau. Le sol du vaisseau central est particulièrement irrégulier, des creux, des bosses, des joints plus ou moins profonds, il faut avouer que c'est tentant. Il ne voulait prendre qu'une seule bille dans son sac, une seule. Il avait réussi, sans le sortir de sa poche, à ouvrir le sac, juste un petit peu. Il avait réussi à en sortir une bille, une seule. Une en terre même, pour faire encore moins de bruit. Il se fichait bien de la perdre ou bien de se la voir confisquée : ça ne vaut rien une bille en terre. C'est une bille de seconde zone. Alors c'est tout fier de ses réussites successives qu'il a tiré d'un coup sec sur la lanière pour refermer la poche de son manteau. Enfin, sur ce qu'il a cru être la lanière de la fermeture de la poche de son manteau. C'était le lien qui fermait le sac. Soixante-quatorze billes – dont huit en terre, dans ce contexte, elles comptent – et dix-huit callots rebondissant sur les pavés ont interrompu l'orateur et la sieste de l'auditoire. Chacun a retenu son souffle jusqu'à ce que toutes les grosses perles multicolores s'immobilisent. Après un court silence, le temps que le malaise s'installe tout à fait, le bruit de la claque sur la joue du turbulent a fendu l'air. Le vide au-dessus de nous s'est aussitôt rempli des cris de l'enfant coupable d'ennui.

 

 

Moments d’exception :

 

 

Et patatras.

Voilà qu’elle arrive ce lundi, sautillant comme dans une cour d’école, la banane jusqu’aux oreilles, l’air radieux comme après des vacances au soleil. A croire qu’une pierre pouquelée s’était jetée sur sa voiture et qu’elle en était sortie indemne. Ou qu’elle avait décroché le CDI de ses rêves. Ou qu’elle avait gagné aux courses la veille. Je cherchais en la regardant s’approcher la cause de tant de réjouissance. Quand j’ai croisé son regard, je l’ai reconnu tout de suite, j’y ai vu instantanément deux petits traits bleus, elle exultait.

Le plus dur a été de paraître contente pour elle. Contente pour elle, je le suis bien sûr. S’ils en avaient envie, qu’ils donnent vie, c’est très bien pour eux, j’en suis ravie. Je ne vois pas bien l’intérêt, mais bon… Elle ne réalise pas bien, je crois, tout ce qu’on ne va plus pouvoir faire ensemble. Combien de temps mettra-t-elle à monter les 365 marches du phare de Gatteville en pesant dix kilos de plus ? A cause de ses pieds enflés, elle ne voudra plus faire la balade sur la digue de Querqueville, celle qu’on croit toujours moins longue qu’elle n’est, surtout au retour, la digue qu’on croit accolée au Fort de Chavagnac quand on roule sur la Saline. Elle se désintéressera de ma collection de poèmes d’Albert Lohier dit Côtis-Capel, distraite par les articles sur l’accouchement ou l’allaitement d’Anne Ulpat dans Famili. Elle troquera sans scrupule un Le Viquet contre un Parents magazine. Et après, après la naissance, ce sera pire ! Notre champ d’action va se restreindre encore et bon nombre de nos occupations favorites vont disparaître. Comme braver les vents sur les falaises de Jobourg. Avec un tout petit ? Risque d’otite. Et les expositions, les musées… s’il pleure ? Il faudra respecter les heures de sieste pour planifier nos sorties. Elle annulera nos virées shopping dans les rues piétonnes de Cherbourg pour un rendez-vous chez le pédiatre. Elle sera obligée de raccrocher parce que c’est l’heure de la tétée, de reporter un dîner faute de baby-sitter… 

Pourvu qu’elle ne me demande pas à moi d’être baby-sitter. Ne nous méprenons pas, j’adore les enfants. La preuve, j’en ai fait trois. Tout le monde adore les enfants. Moi aussi. Surtout les miens. Surtout parce qu’ils sont grands. Ce ne sont plus des enfants, ça aide… Sérieusement, j’adore les mômes. Ils sont trognons dans leurs habits miniatures, ils sont touchants dans leur apprentissage, ils sont émouvants quand ils deviennent câlins, ils sont drôles dans leurs imitations et leur langage. Je me souviens même que j’adorais pouponner ; on me rendait enfin les poupées devenues prohibées dix ans plus tôt pour cause de ridicule, et Fanny était tellement plus réaliste qu’un baigneur ! Je crois que j’ai aimé être maman, pas tous les mercredis, probablement, mais en général… Je ne me suis jamais vraiment posé la question, en tout cas, à l’époque, je ne me la suis pas posée. Alain et moi avons flirté, nous nous sommes mariés, nous avons trouvé un travail et une maison, les enfants sont arrivés comme une suite logique, qu’il y avait-il à faire d’autre ? Que restait-il à vouloir ?

Plein de choses, justement ! Qu’ignore ma nouvelle copine Caroline.

 

 

Quatre ans et des soucis :

 

 

J’ai quatre ans bientôt et demi et j’ai un énorme problème. Mes parents ont décidé de déménager. Ils s’en vont. Pareil, moi non plus je ne voyais pas ce que ça avait de si terrible. Le problème est vite devenu évident : ils nous emmenaient avec eux, mon petit frère et moi. C’est ma mère qui veut que je dise « mon petit frère et moi » et pas « moi et mon petit frère », il paraît que c’est plus poli. Chronologiquement parlant, je suis arrivée avant, mais paraît-il que ça ne rentre pas en ligne de compte ; c’est vraiment quand ça les arrange. De plus, je ne suis pas bien sûre que ça le vexe vraiment que je dise « moi et mon petit frère », je doute qu’il ait été livré avec les bases du savoir-vivre… Mes doutes se confirment d’ailleurs chaque fois qu’il se marre en pétant, ce qui me fait toujours beaucoup rire aussi. Il a zéro an et déjà le rire communicatif. Comme quoi, on dit que les bébés ça ne sert à rien, mais ce n’est pas vrai : ça occupe, déjà, et ça fait rigoler. (...)

« Il y a la piscine ! Et la patinoire ! On pourra y aller le mercredi. Et au cinéma aussi ! Il y en un tout près, et puis on ira voir des spectacles au Zénith, tu te rends compte ? Et on prendra le bus pour aller à l’école ! » Et j’en passe.

Je ne me rends pas compte, en effet, mais à en croire mes parents, j’ai un potentiel de copinage et d’enrichissement culturel que je ne mesure pas encore totalement.

J’avais mes contre-arguments. Je n’ai pas besoin de copines en nombre puisque j’ai ma cousine Julie et que c’est pour la vie, vu qu’on a fait un pacte. Et au cinéma on ira en bus avec l’école quand je serai chez les grands, dans la classe de Monsieur Bonvalet. Dans le couloir de la classe de Monsieur Bonvalet, les porte-manteaux sont plus hauts. Il n’y a pas d’étagère pour les chaussons. Pour reconnaître la place de son manteau, chacun a écrit son prénom. Maëlle, Aurélie, Louise L., Hélène, Emma, Kader, Tom I., Arezki, Dorian, Jean-Bernard, Erwan, Héloïse, Louise T., Maxence, Sacha, Annabelle, Paul, Tom A., Thomas, Claire, Mati, Pauline, Léa. C’est une année à Louise et Tom pour Monsieur Bonvalet. Je ne les connais pas bien les grands parce qu’on ne joue pas dans la même cour, sauf Jean-Bernard, je vois lequel c’est. Jean-Bernard, c’est celui qui a la peau noire. Comme s’il était trop cuit. Comme les gâteaux que Maman oublie dans le four. Il a dû rester dans le ventre de sa mère trop longtemps. Peut-être deux ans, ou cinq, il est vraiment très très foncé. J’espère que la maman de Jean-Bernard a dit moins de gros mots en le voyant que Maman devant son four enfumé la dernière fois !
Jean-Bernard sait écrire son prénom. Pas moi. La place de mes chaussons Dora et de mon manteau, c’est un renard qui la désigne. Je voulais être un lapin ou un chat, mais c’était au hasard et Mademoiselle Leduc avait été très claire : On n’avait pas le droit de demander à changer. J’avais hâte d’atteindre la classe de Monsieur Bonvalet. Je l’avais en ligne de mire. J’y pensais chaque fois qu’on me forçait à manger de la soupe. Je ne vois pas bien comment je vais pouvoir me construire alors que d’un coup d’un seul on m’arrache à mes bases, on détruit mes fondations, on foule mes racines. Ça me dépasse. Devant mon manque d’approbation, j’ai même eu droit à l’argument qui tue, celui qui marque la fin, le renoncement, le manque d’imagination des adultes : « Il y a un Mac Do en centre-ville. » C’était affligeant.

 

 

La vie est une ronde :

 

 

Il n’est pas étonnant qu’un SDF croise, en faisant ses emplettes ou dans d’autres circonstances, un ancien camarade de classe. Certains croisent chaque jour d’anciens collègues de travail ou leur ancien proprio. La plupart ne sont pas nés dans la rue, ils ont eu une famille, des amis, des voisins, des clients. Croiser quelqu’un qu’il connaît n’était encore jamais arrivé à Jacque, bizarrement.

L'homme dans l’allée hésite entre le papier toilette qu’il tient dans sa main droite et celui dans sa main gauche, il a le choix entre double et triple épaisseur. Il aimerait prendre une rapide décision, histoire de ne pas perdre de temps pour un simple rouleau de PQ, mais il voudrait que ce soit la bonne. Il hésite encore un peu. Jacque s'approche timidement. Lui reviennent en mémoire les souvenirs qu'il a en commun avec ce type-là. C’est toutefois assez rapide, il n’en a pas non plus des centaines, ils étaient bons copains à dix-sept ans, mais se sont tout de suite perdus de vue après le bac. Jacque tente un « bonjour ». L’homme jette un coup d'œil rapide sur la droite, mécanique, il ne répond pas, il ne reconnaît pas Jacque. Normal, pour reconnaître les gens, il faut a minima les voir. L’être humain est ainsi fait qu’il sait :

-          oublier ses douleurs (sinon seules quelques masochistes subiraient volontairement deux fois dans la même vie les affres de l’accouchement, et en quelques générations, cela en serait fini de la race humaine),
-          ne pas voir la misère.

Il n’y a pas plus sourd que celui qui refuse de voir.

 

 

 

Et plus aveugle qui refuse de lire ?

 



04/01/2013
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