La Vengeance (À distance) : le début
Dans l'anthologie des 82 nouvelles retenues par le comité de lecture de SkyProds (sur 596 proposées), publiée par Édilivre et titrée La Vengeance, il y a une nouvelle écrite par Anne-Sophie.
C'est d'ailleurs la première du recueil. Elle s'intitule À distance.
La version originale de cette nouvelle est plus longue que celle éditée, mais la consigne du concours limitait à quatre pages, que je vous laisse découvrir !
Novembre 1987.
« Heu… Eh bien, voilà, je viens d'emménager et je suis très contente d'être dans cette école, je m'appelle Cécile Butetras… »
Mes parents m'avaient fait répéter. J'étais prête. Je portais ma plus belle tenue : un pantacourt bleu marine sur des collants rose pâle qui avaient un petit trou au niveau du gros orteil gauche, mais dans mes bottines, ça ne se voyait pas, un chemisier rose pâle aussi avec un peu de dentelle sur le col et un gilet bleu marine que ma mamie m'avait tricoté dans l'été. Mes souliers étaient cirés et mes cheveux joliment retenus par un serre-tête. J'avais rencontré Mademoiselle Luce, l'institutrice, une semaine avant, elle m'avait fait visiter les lieux. Mon cartable regorgeait de fournitures à l'effigie de Charlotte aux fraises, j'avais tout, du taille-crayon à l'équerre, en passant par tous les formats de classeurs et cahiers. Les poches de mon nouveau manteau étaient pleines de bonbons pour me faire des copines à la récré. J'avais peur, mais j'étais prête. Mais je n'étais pas prête à ça.
Cet éclat de rire surgi du troisième rang, je l'entends encore.
« Un problème, Stéphane ? » Mademoiselle Luce ne voyait pas ce qu'il y avait de drôle. Moi non plus. Et Stéphane s'est levé pour répondre. Il avait dû être capitaine de l'équipe de football américain d'une prestigieuse université californienne dans une autre vie. Dans celle-ci, il était le fils du facteur et le plus grand et beau gosse de sa classe. C'était pareil. C'était aussi le plus âgé, vu qu'il avait redoublé le cours préparatoire, et le plus fort en gueule. Donc il l'ouvrit : « Je voulais juste souhaiter la bienvenue à Céci' Bout-de-gras… » La fin de sa phrase s'est perdue dans une sorte de gloussement collectif.
À la récréation, je suis restée dans un coin du préau à faire tourner son jeu de mots dans ma tête jusqu'à ce que mes yeux rouges interpellent deux filles de cours moyen, Sophie et Léa :
— Faut pas faire attention à ce que dit Stéphane, il est bête !
— Tous les garçons sont bêtes, de toute façon.
— J'ai vu que t'avais des bonbons, t'as quoi ? »
Quand je suis rentrée à la maison ce soir-là, j'ai demandé à maman si j'étais grosse et elle m'a répondu « Non, bien sûr que non, ma chérie… » sur le même ton qu'elle dit « Non, bien sûr que non, mon chéri… » à papa quand il lui demande si ça ne la dérange pas qu'il s'amuse, alors je me suis réfugiée dans ma chambre pour pleurer.
J'ai eu beau demander à re-déménager dans l'autre sens, il a bien fallu que j'y retourne, à l'école, et dès le lendemain. Encore, il y aurait eu un week-end à passer, j'aurais peut-être eu le temps de préparer une pseudo-défense…
J'ai traîné sur le chemin, constatant non sans bonheur qu'une boulangerie confiserie s'y trouvait, si on prenait la peine de faire un détour. Stéphane et ses pom-pom boys ne se sont pas lassés, ils m'ont attendue à la grille. Sûrement en riant très fort, en inventant dans le petit vent frais tous les surnoms dont j'allais être affublée toute mon année de cm2.
J'ai eu le droit à tout. Stéphane était très créatif. De Bout-de-gras, on est arrivé à Pue-des-bras, qui ressortait inévitablement tous les jeudis pendant l'heure de sport, en passant par Pute-des-bois et bien d'autres qui n'avaient plus grand rapport avec mon patronyme. C'est finalement Bulle-de-gras qui est resté à mon arrivée au collège. J'y connaissais quelques moments de répit ; je n'ai jamais été dans la même classe que Stéphane Lecœur, mais mes bonnes joues m'avaient clairement identifiée dès mon arrivée dans la cour de récré. J'ai longé les murs durant toutes les pauses du secondaire. Le midi, je m'arrangeais pour avoir toujours quelque chose à manger, histoire de passer le plus de temps possible au self et le moins possible dans la cour. Mes meilleurs amis, c'était les types qui desservaient les plateaux. Donc, contrairement à la meilleure stratégie envisageable, j'ai grossi. La puberté a été un cap très difficile. Je disposais du kit complet, qui n'avait plus rien à voir avec Charlotte aux fraises : les boutons, les cheveux gras, l'appareil dentaire, les kilos superflus, le souffle court, le pull tricoté par mamie et les égards de Mademoiselle Becquerelle, la prof de musique la plus pauv'fille qui soit !
En même temps, j'ai survécu. Je disais à maman que tout allait bien, que j'avais tellement de copines que je n'avais jamais assez de bonbons, mais que les boums ou autre rassemblement de jeunes, c'était devenu ringard. Place à l'individualisme. Je suis devenue rat de bibliothèque, au moins un endroit où j'étais sûre de ne pas croiser Stéphane ou ses acolytes. Je n'avais pas d'excellents résultats, mais je me donnais du mal pour éviter de redoubler, mon objectif, c'était une université, loin, où personne ne connaîtrait Bulle-de-gras.
Mars 2009.
Après quelques années d'études, à manger quand j'avais le temps, logée au cinquième sans ascenseur, suivies de stages en tous genres, à bosser douze heures par jour pour ne même pas gagner de quoi se nourrir convenablement, je suis devenue une belle jeune femme, mince, les mollets fuselés, les dents replacées, l'acné disparue, le sourire confiant… J'ai migré vers la capitale. J'ai fini par trouver un petit boulot sympa, pas du tout dans ma branche (j'ai fait une école d'infirmière et je suis devenue décoratrice d'intérieur, il a suffi d'une rencontre… ou presque) et j'ai adopté un chat. J'ai déménagé pour un plus petit appartement, mais au rez-de-chaussée, avec un jardinet pour les besoins de Bulle-d'eau, le chat. Mon voisin du deuxième, Vincent, est devenu un copain, puis un ami et de temps à autre un amant, dans une sorte de proximité distante qui m'allait très bien.
Je n'avais pas envisagé de soigner mes maux d'ego par une psychothérapie, mais si cela avait été le cas, j'aurais pu envisager alors d'y mettre fin. Je me sentais enfin vraiment bien. À ma place. Accomplie. Prête pour tous les grands projets qui allaient forcément se dessiner, maintenant que je marchais au milieu des couloirs, et parfois même en chaloupant un peu ! J'allais bien et je le fis savoir : Je me suis inscrite sur la plupart des sites de réseaux sociaux, histoire d'éclabousser de mon bonheur quelques anciens camarades, que j'espérais divorcés ou veufs, chômeurs dépressifs, alcooliques pas encore repentis… Certains le sont, certes, mais la plupart des inscrits ont plutôt bien réussi leur parcours, j'avoue. Ou sont mythomanes. Qu'importe. Moi aussi, j'ai mis des photos. Plein de photos. Mon sourire si chèrement mérité et moi, mes jambes si durement sculptées et moi, mes épaules dorées et moi, mes cheveux souples et moi… Je me suis liée de virtuelle amitié avec tous les anciens camarades de primaire que j'ai pu retrouver. Particulièrement avec ceux qui m'avaient mené la vie dure. S'il m'arrivait de chatter, c'était pour parler du présent, éventuellement de l'avenir, mais pas du passé, jamais ! Les conversations se déroulaient donc sous cette forme : « Qu'est-ce que tu deviens ? – Ça. – Eh bah moi, mieux. » Ce n'était pas toujours moi qui avais le plus d'atouts pour frimer, j'avoue aussi. Surtout qu'à la question « qu'est-ce que tu deviens ? » ou « qu'est-ce que tu fais dans la vie ? », la bonne société occidentale attend pour réponse un nom de métier. Alors, oui, décorateur d'intérieur, ça parle, mais si tu n'as pas fait l'hôtel Royal Monceau ou les appartements parisiens de Mick Jagger, tu n'es pas grand-chose. Un jour viendra où on affichera son salaire annuel sur son profil, histoire de gagner du temps…
Avril 2009.
« Stéphane voudrait vous ajouter à la liste de ses amis. » Sourire. Confirmer. Avec une petite appréhension quand même. Ma grande curiosité a battu haut la main ma petite appréhension, et je suis allée voir son profil. J'étais soulagée de voir qu'il habitait un petit village dont le nom finit en – ac, en Gironde ou dans l'Aveyron, quelque part loin. Éducateur spé, il a dû en apprendre sur la psychologie infantile, enfin, c'était à souhaiter. Divorcé (ha ! ha !) puis remarié, très heureux avec sa nouvelle femme qui lui a donné deux filles. C'est ce que disaient les photos où ils étaient tous les quatre tout sourire. D'ailleurs, ses albums, on aurait dit des campagnes publicitaires pour mutuelles ou pour dentifrices. « Pratique la guitare et le hand-ball. » Moi aussi, j'ai fait du hand après le lycée. Je voulais faire un sport pour perdre du poids et je connaissais quelqu'un qui en faisait, alors je me suis lancée.
C'était pénible de voir que l'on avait des goûts communs comme Usual Suspects ou la tarte-tatin… J'aurais préféré qu'il soit devenu l'abject personnage qu'il était parti pour être, je l'aurais voulu nazi ou pédophile pour avoir des raisons recevables de toujours le détester. Ce n'était donc pas le cas.
« Dis donc, je ne t'aurais pas reconnue ! Ah, si je pouvais remonter le temps ! » Et moi donc ! Ainsi, plusieurs fois par semaine, il laissait des petits commentaires sur mes photos, souvent flatteurs, parfois grivois, pas toujours très fins. On s'est parfois retrouvé pour discuter gentiment : Carrière, projets, littérature, musique… Au bout de quelques mois, je discutais avec lui comme avec n'importe quel autre. Sa curiosité, son humour, ses centres d'intérêt, ses réalisations, sa sagesse, tout ça me faisait oublier que de l'autre côté de l'écran, à huit cents kilomètres de moi, c'était Stéphane le Bourreau, devenu grand certes, mais Stéphane le Bourreau quand même.
Un jour, on m'a offert Chagrin d'école de Pennac que j'avais déjà, comme je savais qu'il avait lu tous les Malaussène, j'ai eu l'idée d'en faire cadeau à Stéphane. Il m'a donné son adresse en me précisant : « Mais ne mets pas l'expéditeur au dos de l'enveloppe, en tout cas, pas ton prénom, juste l'initiale si tu veux, je dirai que ça vient d'un copain, Christian ou Charles : ma femme est super jalouse, si elle savait seulement que je parle à une nana aussi canon, elle me tuerait ! »
Mai 2010.
— Nom ?
— Butetras. B.U.T.E.T.R.A.S.
— Prénom ?
— Cécile.
— Date de naissance ?
— 18 juin 1977.
— Lieu de naissance ?
— Eu. E.U.
— Heu Heu Hue ? Et moi, j'ai l'air d'être né à Hue Dada ? Ne prenez pas cette affaire trop à la légère, Mademoiselle, vous êtes impliquée dans une histoire de meurtre, je vous le rappelle !
— Je sais, mais je suis née à Eu, la ville d'Eu, en Seine-Maritime. E.U.
— Je vois… Adresse actuelle ?
— 1, impasse Satan, Paris 20e.
Il tape avec deux doigts, il me fait répéter un mot sur deux, ça va durer combien de temps ce cirque ? Bulle d'eau m'attend pour sa pâtée, j'ai promis à Vincent de récupérer son manteau au pressing et il faut que je prenne une douche avant de rejoindre Isabelle pour un ciné, je pue.
— Vous reconnaissez la victime ?
— Pas vraiment. Vous me dites que c'est Stéphane Lecœur ? Je l'ai connu il y a une quinzaine d'années, on était à l'école ensemble, mais depuis, je ne l'ai jamais revu qu'en photo… Mais oui, on dirait bien Stéphane Lecœur.
— Ce livre, il est à vous ?
— Non, plus maintenant… Attendez, à moins que ce ne soit mon exemplaire… Faites voir. Non, c'est bien ça : c'est celui que j'ai envoyé à Stéphane, un petit cadeau en souvenir du bon vieux temps, je sais qu'il aime l'auteur, je l'avais en double ce livre… Voyez là, j'ai écrit une dédicace : « Pour Stéphane, en souvenir des chagrins d'école de Bulle-de-gras ». C'est mon écriture. Bulle-de-gras, c'était mon surnom, vous voyez, Bulle-de-gras, Butetras… C'était un jeu de mots avec le titre, vous voyez ?
Il voit rien du tout, oui, il a l'air bien con. Depuis cinq minutes, il fait défiler devant ses yeux une série de photographies en préparant sa prochaine question.
— Et ces photos, vous les reconnaissez ? Vous ne niez pas que c'est vous sur ces clichés ?
Non, je ne nie pas. Les flics ont pris la peine d'apposer un petit morceau de scotch noir pour cacher ici mes seins, là mes fesses ou mon pubis. Les clichés ont certainement eu le temps de faire plusieurs fois le tour du bureau de ce petit commissariat de quartier avant que quelqu'un ne fasse preuve de pudeur, mais j'apprécie l'intention. Malgré les parties cachées, je me reconnais, c'est moi, auto-photographiée sur mon lit. J'avais mis une housse de couette toute propre, couleur chocolat pour faire ressortir ma blondeur et mon bronzage. J'en ai fait des pirouettes et des acrobaties pour obtenir ces quelques images. Soit je fermais les yeux, soit c'était carrément obscène, soit le flash n'était pas parti, soit la peau de mon ventre faisait des plis, soit Bulle d'eau se mettait dans le champ… elle m'a pris des heures cette séance photo ! Cela m'a donné l'occasion de ressortir la notice de l'appareil pour comprendre comment fonctionnait le retardateur, et c'est là que j'ai découvert comment supprimer plusieurs prises de vue en même temps, fonction que j'ai pu aussitôt mettre en pratique. J'étais contente de ma trouvaille !
Je n'ai pas vraiment hésité à glisser les photos dans l'enveloppe ni l'enveloppe dans la boîte aux lettres « province » de la Poste. J'avais mis au dos le nom et l'adresse de l'expéditeur, mais pas le prénom. J'avais écrit l'adresse du destinataire de ma plus belle écriture. De fille.
À ce que je sais, mon pli est arrivé un mercredi. La femme de Stéphane Lecœur ne travaille pas le mercredi, lui oui.
— Je ne l'ai jamais revu ce type. Je ne sais pas qui l'a poignardé, et pour tout vous dire, je m'en fous un peu. Tout ce que je sais, c'est que ce n'est pas moi. Je n'ai pas bougé de Paris depuis janvier, ce ne sera pas dur à confirmer. Si c'est un courrier qui l'a tué, voyez avec le facteur !
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