Les écrits d'Anne-Sophie Guénéguès

Les écrits d'Anne-Sophie Guénéguès

Une nouvelle qui gagne le 3e prix !

Dans le cadre du Festival culturel "Plumes en fête" organisé par la ville de Lisses en région parisienne, se tenait un concours de nouvelles.

 

Le thème imposé était

"Vous êtes seul témoin d'un événement extraordinaire, comment réagissez-vous ?"

 

La longueur de la nouvelle était imposée également, et il était demandé de caser quelques mots comme "Lisses", "atome", "whisky" et quelques autres.

 

C'était la première fois que je tentais d'écrire de la science-fiction. J'ai intitulé mon texte "Avant Mars".

 

3e prix_Lisses_Avant Mars.jpg

 

 

*

 

Mais qu’est-ce que je vais leur dire ?! Non, la vraie question, c’est « Est-ce que je vais leur dire ? »

En même temps, comment pourrais-je ne pas leur dire ?! Faudra bien ! Remarque, non, pas sûr. Je peux inventer un truc. Quoi ? Oui, voilà, maintenant la question, c’est « Quoi ? » Quoi comme truc ? Bon, j’ai un peu de temps pour trouver, Stinna ne va pas me relever avant trois ou quatre heures.

C’est absolument fou, ce à quoi je viens d’assister.

Le front écrasé contre le hublot, je scrute, mais je n’en crois pas mes yeux.

 

Je nous revois au dîner tout à l’heure, complètement ignorants de ce qui allait suivre, de ce qui vient d’arriver… Mary était toute guillerette, elle revenait de son Spaceskype hebdomadaire ; elle avait pu parler à sa fille, une petite puce de six ans qui vit dans les États améranglais avec son papa. Qui vivait. Et le jeune Li, le Chinois qui s’occupe de tous les réseaux de fluides de la navette, venait d’apprendre que son épouse avait accouché de leurs jumeaux tant attendus. Ils ont dû payer une amende considérable pour pouvoir garder les deux. Depuis la nouvelle loi démographique mondiale, chaque couple n’a le droit qu’à un enfant, c’est très cadré. C’était très cadré. Bref, leur enthousiasme à tous les deux était communicatif, et Malika, notre capitaine, a décidé d’ouvrir une bouteille de rouge du Finistère pour fêter ça. C’est rare, ce n’est pas un réflexe chez elle ; aux États-Unis d’Arabie, on boit très peu d’alcool.

Je me dis qu’on a bien fait d’emporter ces quelques caisses de vin ! On aurait dû prendre du whisky aussi. À la base, c’était à des fins scientifiques. La question était de savoir lequel résisterait le mieux au voyage stellaire : un rouge du Finistère ou un blanc d’Ontario, un rosé de Göteborg ou un mousseux d’Édimbourg ? Oui, on est parvenus à faire financer une telle mission ! Hélas, on n’a pas retrouvé de bouteilles de bordeaux, de bourgogne ou de champagne, ces vieux vins qu’on faisait autrefois… Il paraît que cela avait une autre saveur. Tous les ceps de ces régions jadis réputées pour leurs vignobles ont brûlé sitôt qu’on a interdit l’arrosage. Cela semble tellement aberrant, maintenant, quand on sait combien coûte un litre d’eau, de se dire que les gens en jetaient comme ça par terre. Ils ont vraiment eu la belle vie…

À table, le vin — de Bretagne donc — a délié les langues, et Stinna nous a raconté sa passion pour la survie des espèces végétales. C’est quand les premiers oliviers et orangers ont poussé en Suède qu’elle s’est intéressée au sujet, et c’est grâce à elle qu’on a tous ces légumes dans notre cargaison. Bien sûr, ce sont des légumes robustes, des racines potagères pour la plupart ; on n’a jamais réussi à conserver des aubergines ou des haricots le temps du voyage. Quant aux fruits, n’en parlons pas ! Même si la longueur du trajet n’a cessé de se réduire au fil des années et des allers-retours, ça reste une épreuve pour le vivant.

Moi-même, j’ai l’impression de vieillir de cinq ou dix ans à chaque transfert. J’ai d’ailleurs choisi ce joyeux moment pour leur avouer que c’était ma dernière expédition.

— On te laisse sur Mars ou tu rentres avec nous finir tes jours sur Terre ? m’a demandé hilare Boris, notre médecin russe.

Il riait de sa bonne blague, comme si la question ne se posait même pas. Or, si, à ce moment-là, elle se posait là, la question. Il y a tant à faire sur la planète B.

— Qu’est-ce qui me retient sur Terre, en vrai ? Je n’y côtoie personne vu que je n’y suis jamais. Je n’ai pas de famille, à l’exception de deux ou trois cousins dispersés sur plusieurs États ; on s’envoie une numéricarte à Noël une fois sur quatre…

— T’as bien des copains ? a pensé tout haut Clara, la madame Informatique du groupe.

— Oui, j’en ai. Enfin. Des copains. Si on peut dire. Le genre de copains qui t’invitent dans les soirées juste pour frimer devant leurs potes : « J’ai un ami qui bosse sur Mars. » Vous les connaissez, ils posent tout un tas de questions débiles sur les Martiens, surtout sur la sexualité des Martiens (les colons n’aiment pas se sentir menacés, question longueur de pénis). Et quand tu leur dis qu’en seize expéditions sur la planète rouge, tu n’as pas vu la queue d’un Martien (c’est le cas de le dire), tu les intéresses déjà beaucoup moins, voire plus du tout.

— C’est sûr, les gens, ce qu’on tente de bâtir là-bas, comment on le fait, les problèmes qu’on rencontre, ils s’en foutent. Eux, ils veulent juste que tout soit prêt quand ils arriveront. Se mettre les pieds sous la table, voilà leur contribution nette. Les arbres qu’on essaie de planter pour faire le bois de ladite table, les légumes qu’on tâche de faire pousser pour poser dessus, ça les intéresse moyen.

Cliff, notre vétérinaire, qui vient comme Stinna des Europiales, est très chatouilleux sur le sujet. Dans son petit module « Champagnes-Ardennes », il a sept couples de lapins dont les descendants serviront peut-être de repas dans quelques années, s’ils survivent, ceux-là. C’est la huitième fois qu’il tente le coup du lapin. Elle lui demande énormément d’attention, cette cuniculture de l’espace.

— Crois-tu que ça empêchera les ex-Terriens, dans un siècle ou deux, de partir à la chasse au lièvre martien ? Que nenni. Je ne me fais pas d’illusion ; on est obligé de changer de planète parce qu’on a bousillé la nôtre, on épuisera la suivante de la même manière.

Ça a un peu plombé l’ambiance. Alors, Aboud, le docteur ès mécanique, a tâché de la relever d’un cran. Lui porte la joie de vivre en bandoulière, quelles que soient les circonstances, il est la zénitude incarnée. Ses aïeux, réfugiés climatiques des États dits noirs, ont migré vers les États améranglais au siècle dernier ; de ce déracinement il a tiré la force d’être à l’aise avec tout le monde, tout le temps. Il a souri de toutes ses dents constrastement blanches et a annoncé :

— Moi, j’ai confiance. En le Terrien. En l’avenir. La preuve, j’ai décidé de me marier. Ce sera en avril, à Lisses-en-France, vous viendrez ?

On ne voyait pas trop en quoi c’était une preuve, mais on a saisi la balle de sa bonne volonté au bond et on a aussi trinqué à cette future nouvelle.

S’il savait.

 

Je vérifie les écrans de contrôle, je voudrais bien que les paramètres affichés habituellement m’indiquent que mes yeux se sont trompés, ont été abusés d’une quelconque manière. Que nenni, comme dirait Cliff. Seules les données provenant de Mars-A-TAK3 me parviennent désormais. Je tâche de retrouver le sang-froid qu’on nous a appris à faire circuler dans nos veines en tout temps. Scientifique. Rationnel. Pragmatique. Il faut que je marche un peu, que je fasse baisser mon rythme cardiaque, sinon Boris va être réveillé par mon biosuiveur, c’est pas le moment. Et puis, marcher va me permettre de réfléchir au fameux « Quoi ? », à ce pieux mensonge que je pourrais inventer.

Un rapide coup d’œil à travers les portes vitrées des dortoirs me confirme qu’en revanche de ce côté-là, tout va bien : mes petits camarades sont tous harnachés à leur couchette, dormant du sommeil du juste. « Moi, quand je dors, je rêve que je vole dans l’espace, mais toi, quand tu es dans la navette au milieu des étoiles, tu rêves à quoi ? » m’avait un jour demandé une fillette de 5 ou 6 ans. Si cette petiote se faisait des films concernant sa future vie sur la planète Bis, moi, il va falloir que je m’en fasse une réalité. Dans trente-sept jours et quatre heures — si on n’a pas été déviés —, j’y élirai domicile, pour toujours, avec en tout et pour tout huit personnes qui n’avaient pas prévu de me tenir compagnie.

Je vais devoir leur avouer que tous leurs autres plans sont tombés à l’eau, je n’ai pas le choix. Et c’est peut-être ça, le plus douloureux, cette absence d’option. Pas de plan B cette fois. « Y a que la vérité qui blesse », qu’ils disaient. On ne fait pas plus vrai, comme maxime.

 

J’ai marché jusqu’au module des lapins ; je n’ai trouvé aucune salade assez digeste. Sur le chemin vers le poste de commande, je me demande à quoi ils rêvent, mes acolytes. Est-ce que Boris se voit allongé sur une plage de sable blanc et fin, bercé par le doux murmure des palmiers secoués par un vent tiède ? Est-ce que Malika tient dans ses mains rougies une chaude tasse de cacao après une journée de ski de fond en famille ? Quand elle dort, Stinna se balade-t-elle en forêt, fouettant de ses bottes des amas de feuilles mortes, appréciant qu’une averse ait exhalé les odeurs d’humus, de terre, de champignon ? Est-ce que Li se voit moins jeune, faisant découvrir à ses fils — ce sont deux garçons — les coraux et les poissons multicolores des FMP[1] depuis un magnifique voilier à fond transparent sur le pont duquel sa femme se prélasse, un cocktail à la main ? Et Mary, à quoi rêve-t-elle ? À une ferme avec plein d’animaux, où sa fille s’apprête à donner le biberon à des agneaux immaculés, poursuivie par une ribambelle de canetons duveteux ? C’est bien le genre. Je pense à Aboud : lui, qu’est-ce qui peut l’extraire de son quotidien de vis et de boulons ? Un trekking dans Les Rocheuses, avec feu de camp le soir où chacun sort sa guitare ? Un bain dans les sources chaudes d’Amsterdam avec masseuses tarifées ? Une traversée du désert à dos de dromadaire au sourire béat ? Ça me fait penser à ces photos de mon arrière-grand-père, il avait toujours avec lui un paquet de… — qu’est-ce que c’était, ces petits tubes blancs avec un embout jaune orangé ? Je n’ai jamais su — avec un dromadaire dessus. À moins que ce fût un chameau ? A camel. Il parlait anglais, mon arrière-grand-père. D’ailleurs, il est urné dans les États améranglais. Était. Il était urné. Comme toute ma famille du reste, à l’exception d’une branche, du côté de ma mère, qui n’a jamais quitté les Europiales.

Ma femme aussi avait voulu que son urne soit enterrée dans les États améranglais, elle y était née, c’était normal ; même si elle avait surtout vécu dans l’espace, comme moi. J’aurais préféré la garder avec moi, qu’elle continue de m’accompagner après sa maladie fatale, d’une certaine façon… Mais à l’époque l’urnation était obligatoire, ça aussi, c’était très réglementé. Elle avait dit que ça me ferait « une bonne raison de ravoir les pieds sur Terre ». Tu parles. Je ne suis jamais allé me recueillir sur son carré de pelouse. À quoi bon ? Peut-être que c’est ça que je vais regretter le plus. À moins que ce soient les plages de sable fin, les montagnes en hiver, les fonds marins phosphorescents, les sous-bois automnaux, les biquettes qui te broutent le bas du pantalon, les tapis roulants climatisés au-dessus des déserts, les feux de camp à l’améranglaise, les masseuses tarifées ? Y en a des regrets, à avoir, par centaines. Qu’ai-je vécu de tout cela ? Qu’est-ce qui me reste à vivre, alors que dans trente-neuf jours et neuf heures — on a été déviés, je m’en doutais —, si tout va bien, je serai martien ?

 

J’entends Stinna qui émerge. Comme d’habitude, elle passe d’abord à l’infirmerie récupérer une gélule de caféine avant de me rejoindre au poste de pilotage. Je n’ai plus que six minutes pour trouver comment formuler l’indicible.

Par le hublot sud, je peux encore apercevoir les débris qui finissent de brûler l’oxygène alentour. Je les devine se transformer en un gigantesque disque plat, tourbillonnant à toute vitesse, un peu comme ces minces galettes aux sillons pleins de notes qu’écoutaient nos ancêtres en noir et blanc. Là, pas question de musique, c’est le silence total. Infini. Éternel.

Il n’y a plus la moindre trace de vie dans ces atomes qui s’agglomèrent ; je n’aurais jamais imaginé qu’une météorite pouvait anéantir la Terre.



[1] Fonds marins protégés.

 



28/06/2022
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